1.3.07

Premières agapes

Une nouvelle gastronomique :


Premières agapes


Claire, une jeune retraitée super active, vient d’implanter à Cuvignac près de Montpellier, une antenne locale de l’association caritative « La main tendue ». Sa jeune équipe, très enthousiaste mais peu expérimentée, doit organiser cette année la Conférence Régionale Annuelle de l’association. Plus de deux cents personnes devraient y participer le dernier samedi de juin.

A deux jours de la date fatidique une délégation nationale vient leur rendre visite. Les cloches de l’église sonnent quatre coups.

— Rentrez, rentrez, déclare Claire d’une voix très chaleureuse. Bienvenue à Cuvignac.
— Merci pour ton accueil si cordial, répond le responsable du groupe.

Claire informe ses visiteurs que la municipalité a mis gracieusement à leur disposition sa salle polyvalente jusqu’à vingt heures. Tout se présente donc sous les meilleurs auspices.

— Et que nous as-tu concoctés après la conférence, demande le même homme très satisfait ?
— Un grand pot de l’amitié avec du vin de pays et des amuse-gueules.

Les délégués nationaux restent figés. Le plus jeune explique à Claire qu’à l’exception de Paris, il y a systématiquement des agapes conviviales suivies d’une fête après chaque rassemblement régionale. Claire ne le savait pas, elle est catastrophée, personne ne l’avait prévenue. De toute évidence elle ne peut plus rien faire. Organiser sur le pouce de telles agapes suivies d’une fête, avec un budget limité à dix euros par personne, ne relève même plus de la gageure.

— Laissez-moi seule dans mon bureau, leur dit Claire, je vais tenter de faire quelque chose.

Son premier réflexe est de rappeler la mairie, mais il est trop tard. La salle polyvalente est réservée en soirée pour projeter un documentaire. Claire est tenace. Elle téléphone à de nombreux professionnels. Les réponses tombent, identiques : délai et budget insuffisant. Claire est stressée : elle n’a ni le repas, ni les locaux, ni la soirée. Elle pense alors à une enseignante très serviable qui connaît beaucoup de monde. Elle l’appelle en désespoir de cause.

Isabelle est professeur d’espagnol, elle vient de fêter ses quarante ans. Cette femme du midi très typée, aux cheveux noirs comme ses yeux, parle avec un accent riche en couleur. Discrète sur sa vie privée, cette mère d’une grande fille de dix sept ans à quelques jours de son bac, ne s’est jamais mariée. Son carnet personnel est impressionnant, tout y est noté avec force détail.

Son ami d’enfance et confident, Marcos, est chef d’une petite entreprise à tout faire dans le bâtiment. Cet ancien instituteur reconverti est un perpétuel baratineur. Il tutoie tout le monde sans se poser de questions. Célibataire endurci, les femmes sont sa grande passion.

Isabelle vient de recevoir l’appel au secours de Claire et décide de tout faire pour l’aider. Elle appelle en premier son ami Marcos qui lui promet de venir dès le lendemain matin aux aurores. Elle passe ensuite une série de coups de fil qui s’avèrent tous infructueux. Elle contacte en dernier un confrère dont le fils, étudiant en sciences, exerce des responsabilités dans un mouvement de jeunes. Après un exposé détaillé, ce confrère lui répond tranquillement :

— Mon fils Louis est à un meeting politique ce soir. Je lui exposerai ton problème quand il rentrera. Il a déjà organisé des sorties à « petit prix » à différentes occasions…
— C’est ma dernière chance, à quelle heure pourrait-il passer chez moi ?
— Sûrement pas avant huit heures. A vingt-deux ans on a besoin de sommeil après une sortie.

Isabelle se sent plus à l’aise. Ce soir elle va pouvoir lire en toute tranquillité, elle n’a plus de compagnon et sa fille est allée dormir chez une amie pour préparer son bac.

A sept heures du matin le radio réveil tire Isabelle de son sommeil. Elle prend une douche tiède pour se mettre en forme, puis s’habille en vitesse. Quelques minutes plus tard Marcos sonne à la porte. En entrant il pose comme d’habitude sa mallette par terre et jette sa veste sur un fauteuil. Isabelle l’invite à s’asseoir à sa grande table et lui apporte un café avec des biscuits.

— Que peux-tu faire pour nous, demande Isabelle après avoir fait le tour de la question ?
— Je peux vous donner un bon coup de main sur l’intendance, mais c’est tout. La mairie m’a demandé de vérifier la salle polyvalente cette après-midi, viens m’y rejoindre.

Un coup à moitié pour rien. Marcos, très en retard, termine son café sur le pouce et s’en va en saisissant sa veste au vol, sans prendre le temps d’embrasser son amie de toujours. Quelques instants plus tard c’est au tour de Louis, le jeune étudiant en sciences, de sonner à la porte. Isabelle lui ouvre… et Louis très surpris s’exclame :

— Oh, mais ça alors ! C’est vous la belle traductrice brune en petite robe blanche.
— Rentrez, dit Isabelle avec sa voix chantante, et dites-moi de qui ou de quoi vous parlez.
— Mais de vous. Au débat sur Barcelone, c’est vous qui traduisiez les interventions en direct.
— Oui, tout à fait.
— J’étais au premier rang avec mes copains, vous portiez une petite robe blanche super craquante et vous parliez en chantant. On a tous flashé pour vous… moi en particulier.
— Merci pour le compliment.
— Et maintenant vous êtes là, en face de moi…
— Louis, remettez-vous de vos émotions et asseyez-vous. On parlera de la traductrice en robe craquante quand nous aurons fini notre projet.

Louis est complètement hypnotisé par Isabelle. Lors du débat sur Barcelone cette femme jonglait avec les mots et les idées avec une grâce qui l’avait subjugué. Il la retrouve en face de lui, avec sa féminité et tout le désir qu’elle avait fait naître en lui. Louis sait désormais qu’en organisant cette soirée il détient un atout majeur pour conquérir cette femme. Il laisse parler Isabelle en premier, sans jamais l’interrompre, puis très calmement propose une solution :

— La salle polyvalente donne sur la grande esplanade. On va demander à la mairie l’autorisation de s’y installer. On profitera de sa cuisine et de ses tables puisqu’en soirée on y passe des documentaires. Il n’y a qu’un problème de chaises à régler.
— Ce n’est pas une mauvaise idée de manger dehors en ce début d’été.
— Dites-moi plutôt que c’est une excellente idée, lui rétorque Louis.
— Je vous le concède bien volontiers, dit Isabelle avec son plus beau sourire.

Louis profite de cet échange pour prendre la main de son interlocutrice et y déposer un baiser sage mais interrogateur. Isabelle se laisse faire, puis retire délicatement sa main et poursuit :

— Si nous obtenons l’autorisation de la mairie, comment voyez-vous la suite ?
— Isabelle, le seul vrai problème c’est le plat principal. Je vous propose un plat original et facile à préparer à l’extérieur : la paëlla gastronomique à l’héraultaise.
— La paëlla gastronomique à l’héraultaise… mais c’est quoi ce plat là ?
— Oh, c’est idée à moi : du poulet fermier et de la saucisse fumée des Cévennes, des poivrons macérés, des cœurs d’artichauts coupés en dés, de la seiche marinée à la sétoise, des moules de Bouzigues et des bouquets géants de Villeneuve les Maguelone.
— Et c’est tout, demande Isabelle très étonnée ?
— Non, il faut quand même du riz, des garnitures, des condiments et du chorizo d’Espagne.
— Tant mieux, j’étais inquiète sur ce dernier point. Et qui va préparer cette paëlla ?
— Je vais demander au père d’un de mes amis de me rendre ce service. C’est un ancien cuisinier de lycée à la retraite. Il possède des grandes poêles à paëlla et deux trépieds à gaz.
— Et combien va coûter cette merveille gastronomique ?
— Un peu moins de cinq euros par personne dont un euro et demi pour le poulet fermier.
— Et le reste des agapes ?
— Avant d’aller plus loin, Isabelle, il faut être déjà certain d’avoir au minimum un volontaire pour vingt participants… et l’autorisation de la mairie.
— C'est-à-dire au moins dix personnes au total… si on nous autorise à aller sur l’esplanade.

Isabelle décroche son téléphone et appelle Claire qui se fait fort de trouver les volontaires. Pour l’esplanade les choses sont plus complexes. Sur le principe la mairie est d’accord, elle peut même prêter les chaises du réfectoire scolaire, mais elle y met des réserves importantes.

— On peut tout utiliser, mais on doit tout remettre en place et en l’état, dit Isabelle inquiète.
— Ca me paraît bien naturel, répond Louis.
— Oui, mais ils veulent qu’on mette des barrières entre le public et nous.
— Ouille, ouille, ouille ! C’est le genre de choses intransportables tellement c’est lourd.

Pour Louis c’est une catastrophe. Si le projet d’agapes tombe à l’eau, Isabelle est perdue. Il appelle le responsable des services techniques qui le rassure immédiatement. Ils ne veulent pas de vraies barrières métalliques, mais une séparation physique visible comme des rubans blancs et rouges de chantier. Isabelle, très confuse du quiproquo mais réconfortée, reprend :

— Maintenant que nous avons notre accord, dites-moi comment vous voyez tout le reste.
— A la fin de la conférence on offrira de l’eau minérale bien fraîche, gazeuse ou plate, pour casser la soif. En apéritif on proposera des vins fruités blancs et rosés accompagnés de tapenade sur des baguettes de campagne grillées au four. C’est super bon et facile à préparer.
— C’est surtout original ce caviar d’olives.
— En hors d’œuvre on fera une grande salade avec des endives, des pommes et des oignons doux, le tout accompagné d’une vinaigrette à l’huile d’olive, au roquefort et au persil plat.
— Louis, j’en ai déjà l’eau à la bouche.
— Après la paëlla on proposera du Saint Nectaire Fermier et on terminera par des sorbets.
— Et vous avez aussi une idée pour la soirée après les agapes ?
— J’ai trois copains qui sont des fanatiques de musique rétro sur vieux vinyles. Ils pourraient animer la soirée avec des chaines HI-FI d’époque mais puissantes. On demandera à votre ami Marcos de suspendre des guirlandes électriques pour s’éclairer.
— Louis, vous êtes un magicien.
— Et en plus je pourrai vous inviter à danser et vous prendre dans mes bras « à l’ancienne ».

Isabelle est très impressionnée par l’aisance et la vitesse avec lesquelles cet étudiant vient de mettre au point une soirée entière. Le charme qu’il rayonne, sa jeunesse et l’attrait qu’elle exerce sur lui, commencent à la troubler. Son regard la trahit. Louis sent que c’est le moment idéal pour prendre sa main une deuxième fois et lui faire un baiser plus appuyé. Isabelle le laisse faire, et lui fait même en retour une petite caresse sur sa main. Louis est aux anges :

— Voyez-vous, Isabelle, je suis ravi d’organiser cette « fiesta » pour vous.
— Continuez à m’en parler, ne soyez pas perturbé par la traductrice qui est en face de vous.
— En fait, j’ai fini. On achètera tout au super marché local, vaisselle et couverts jetables…
— On va boire le vin dans des verres en plastique ?
— Oui, mais en plastique cristal, celui qui est rigide et transparent. Le goût reste intact.
— Excusez-moi, Louis, je vous ai coupé.
— … nous y prendrons aussi toute la nourriture, les boissons et même le pain s’il est bon.
— C’est le cas, ils le font eux-mêmes sur place.
— Dans ce cas, Isabelle, je vais passer un coup de fil à son directeur et j’irai négocier ensuite avec lui. On va avoir besoin d’utiliser leurs frigos et plusieurs grands bacs de glace.

Le visage d’Isabelle est radieux. Elle téléphone immédiatement à Claire pour tout lui raconter en détail. Louis la regarde droit dans les yeux et lui demande avec un petit air malicieux :

— J’aimerai qu’on parle maintenant de la traductrice craquante en petite robe blanche.
— Louis, je croyais que c’était la robe qui était craquante.
— La femme l’est encore plus et j’aimerai lui faire une très grosse bise sur les deux joues.

Louis tend sa main à Isabelle pour l’inviter à se lever. Elle lui dit avec une pointe d’émotion :

— Je ne vais pas vous refuser une bise en toute amitié après ce que vous venez de faire...

Louis prend Isabelle dans ses bras, lui fait une première bise très appuyée sur la joue puis lui passe délicatement la main dans ses beaux cheveux noirs :

— Et alors, Louis, je croyais que vous vouliez me faire deux grosses bises.
— Je n’en ai plus envie.

Louis pose ses lèvres sur celles d’Isabelle et après quelques secondes d’hésitation il devient difficile de savoir lequel des deux embrasse l’autre avec le plus de passion. Isabelle propose à Louis de la suivre dans sa chambre, mais seulement après avoir retapé son lit, pour ne pas le recevoir dans le désordre. Louis est sur un petit nuage. Il va tenir dans ses bras la traductrice de ses rêves. Il se sert une tasse de café en attendant le feu vert d’Isabelle. Il est froid mais ne s’en aperçoit pas. Puis vient le signal. Quand Louis franchit le seuil de la porte de la chambre, Isabelle lui demande avec un sourire un peu inquiet en le tutoyant :

— J’espère que tu ne me trouves pas trop vieille pour toi.
— Vous plaisantez ! Trop de filles de vingt ans aimeraient être belles à croquer comme vous.
— Tu es gentil de dire ça. Mon ex m’a quittée il y a plusieurs mois, depuis je n’ai plus d’amant.

Isabelle n’ose pas avouer à Louis que c’est une double première pour elle : une aventure avec un jeune étudiant… et s'être laissé séduire aussi rapidement. Les bons moments passent trop vite, beaucoup trop vite. Les passions assagies, les deux nouveaux amants s’endorment comme deux jeunes tourtereaux dans les bras l’un de l’autre. Isabelle se réveille en premier :

— Il faut absolument se rhabiller, dit-elle en sursautant. Il est bientôt une heure.
— Déjà ?
— Oui ! Je vais faire des courses, nous déjeunerons ensemble ici avant d’aller voir Claire.

En partant Isabelle demande à Louis de répondre au téléphone « au cas où ». Comme par hasard, c’est au moment où il se prélasse sous la douche que le téléphone sonne. Après s’être rhabillé, il écoute le dernier message du répondeur : « Salut ma belle, c’est Marcos. J’ai oublié ma mallette de célibataire chez toi. Ramène-la tout à l’heure. Gros bisou complice. ». Louis est abasourdi. Il a peur de deviner le pourquoi de cette « mallette de célibataire ». Il regarde autour de lui et ne la trouve ni dans la chambre, ni dans le séjour mais par terre dans l’entrée. Il l’ouvre et y découvre tout le nécessaire du parfait séducteur. Louis n’a plus aucun doute, Isabelle lui a menti en affirmant qu’elle n’a plus d’amant depuis longtemps. Le lit défait et la mallette de Marcos en sont la preuve irréfutable : elle a passé la nuit avec son amant.

Louis est écœuré. Il a la désagréable sensation de n’avoir été qu’une marionnette dans les bras d’Isabelle. Il prend une feuille de papier et écrit ces quelques mots avant de reprendre ses affaires et partir : « Je regrette les moments passionnés que j’ai cru partager avec toi. J’aurais préféré ne jamais te connaître. ». Arrivé dans la rue, il éteint son portable. Il ne veut pas qu’elle puisse le joindre. Elle a déjà beaucoup trop abusé de lui, de sa naïveté, de sa jeunesse.

Ses courses terminées, Isabelle rentre chez elle. Elle est doublement heureuse, le problème des agapes et de la soirée musicale est réglé, et elle a un jeune étudiant intelligent, dynamique et passionné comme amant. Elle est curieuse de voir comment sa fille réagira.

En rentrant dans sa salle de séjour elle appelle Louis, aucune réponse. Elle aperçoit le papier sur sa grande table. Sa lecture est un séisme. « Que s’est-il passé pour qu’il ait pu écrire des propos aussi violents, se demande-t-elle ». Elle sort son téléphone portable pour l’appeler mais tombe sur sa messagerie. Isabelle sent son ventre se nouer et sa gorge se serrer. Elle ne sait plus où elle en est. Elle appelle Claire qui tente de l’apaiser. Les agapes sont semble-t-il bien loin.

Trois heures plus tard Louis fait son apparition comme un zombie dans les bureaux de Claire.

— Bonjour jeune homme, dit Claire. A vous regarder, je devine que vous êtes Louis.
— Oui, Madame.
— Je vous en prie, appelez-moi Claire et asseyez-vous.
— Excusez-moi, j’ai eu un très gros problème…
— Et ce très gros problème s’appelle Isabelle ?
— Oui, mais…
— Vous vous êtes disputés ?
— Non, pas du tout, je suis parti.
— Louis, je crois que je n’ai pas tout très bien compris.

Louis regarde Claire dans les yeux et lui déclare d’une voix lente sur un ton monocorde :

— C’est du passé. Je suis simplement venu vous dire que je viens de tout négocier avec le directeur du super marché. A la fermeture du magasin il vous offrira toutes les pâtisseries non vendues et pour les boissons il nous ne vous fera payer que le consommé...
— J’avais très peur de ne plus vous voir, Louis. Le succès de notre soirée dépend de vous.
— Je ne vous laisserai pas tomber, Claire, je vous le promets.
— En attendant confiez-vous à moi, faîtes-moi confiance, j’ai un grand fils de votre âge.
— Cette femme m’a menti…

Louis est bloqué, il n’est pas en mesure de terminer sa phrase. Claire reprend la parole :

— Isabelle m’a téléphoné tout à l’heure, elle n’a rien compris à ce qui s’est passé.

Claire vient à peine de prononcer ces dernières paroles sur un ton très calme et presque maternel, que les cloches de l’église se mettent à sonner quatre coups : « Que le temps passe vite, se dit-elle, il est déjà quatre heures. Et maintenant après vingt-quatre heures de panique pour ces premières agapes, il faut que je règle ce problème de cœur au plus vite. Ce serait vraiment dommage de s’être donné autant de mal pour rien, à quelques encablures du but. »

Fin

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